1.3. La biodiversité en débats
A l’instar de nombreuses questions environnementales, la biodiversité est l’objet de débats animés entre chercheurs et sur bien des points encore, les connaissances restent mal assurées. Les progrès sont pourtant constants. La biologie moléculaire, par exemple, permet désormais la détermination d’espèces, ou la mise en évidence de parentés entre certaines d’entre elles, sur des critères autres que morphologiques.
1.3.1. L'impossible inventaire du vivant
Inventorier et dénombrer les espèces - indépendamment du sens donné à ce mot, la définition moderne remontant à Linné - est une ambition ancienne. Le grec Théophraste, au IVe siècle avant Jésus-Christ, recense plusieurs centaines de plantes et les répartit en quelques grands groupes : c’est en quelque sorte l’inventeur des classifications botaniques. Les mêmes ordres de grandeur se retrouvent chez Aristote, avec environ 500 espèces animales. Pline l’Ancien, au premier siècle de notre ère, mentionne un peu moins d’un millier d’espèces de plantes dans sa monumentale Histoire naturelle. Certaines bénéficient d’une attention particulière, tel l’olivier qui fait l’objet d’un volume à lui tout seul (Arnould, 2005).
Pendant de longs siècles en Occident - mais c’est aussi vrai en Chine -, ce sont surtout les plantes utiles à des titres divers, alimentaires ou médicinales principalement, qui retiennent l’attention des hommes et sont les plus fréquemment mentionnées. Les recherches ethnobotaniques menées aujourd’hui parmi les populations des forêts tropicales ne montrent pas autre chose. Ainsi, G. David note, à propos des sociétés de l’Océanie insulaire (2003) : « à la connaissance intime qu’ont les Océaniens de leur territoire et des géosymboles qui le structurent correspond une connaissance très fine de leur environnement naturel et des espèces animales et végétales qui l’habitent. Mais celle-ci est sélective : les plantes utiles à l’homme sont parfaitement connues et nommées avec précision, à la différence des plantes sortant de la sphère culturelle de la population étudiée ». Si, au fil des siècles en Occident, a peu à peu émergé une biodiversité « savante », la dimension utilitariste est bel et bien, partout dans le monde, historiquement première.
Un seuil quantitatif est franchi à la fin du Moyen Age et au début de l’époque moderne : les botanistes distinguent désormais plusieurs milliers d’espèces, tandis que la pratique des collections se développe. Au milieu du XVIIIe siècle, le Suédois Carl Von Linné recense 9000 espèces de plantes et d’animaux, distribuées au sein d’une classification hiérarchique. C’est également à Linné que l’on doit la nomenclature binominale des espèces, en latin. Le premier terme, avec une majuscule, représente le genre, le second, avec une minuscule, l’espèce (ex. : Passer domesticus, le moineau domestique). [F10]
La constitution des grands empires coloniaux s’accompagne de l’arrivée en Europe de plantes et d’animaux inconnus. C’est surtout au XIXe siècle, avec la multiplication des voyages d’exploration, que le nombre d’espèces identifiées augmente de façon spectaculaire. Jardins botaniques et zoologiques accueillent les nouveaux venus, tandis que les sociétés savantes prennent en charge la diffusion des connaissances auprès du public.
Au début du XXIe siècle, on connait environ 1,7 millions d’espèces et la liste s’allonge d’une quinzaine de milliers chaque année. Les découvertes concernant les mammifères et les oiseaux se font rares et bénéficient de ce fait d’une certaine médiatisation. Certaines parties du monde, telle la Papouasie-Nouvelle-Guinée, font figure d’eldorado pour les chercheurs en quête de nouvelles espèces : un millier de nouvelles espèces y ont été découvertes au cours de la dernière décennie, pour l’essentiel des papillons, des batraciens et des reptiles. L’Europe est à l’inverse beaucoup mieux inventoriée [F11]
Groupe |
Espèces connues |
Espèces estimées |
Virus |
5 000 |
500 000 |
Bactéries |
4 000 |
400 000 |
Champignons |
70 000 |
1 000 000 |
Végétaux |
250 000 |
300 000 |
Vertébrés |
45 000 |
50 000 |
Mollusques |
70 000 |
200 000 |
Crustacés |
40 000 |
150 000 |
Insectes |
950 000 |
8 000 000 |
Nombre d’espèces connues et nombre d’espèces estimées pour quelques groupes du monde vivant (sources diverses)
L’inventaire du vivant est donc loin d’être achevé, si tant est qu’il puisse se terminer un jour. Des moyens techniques lourds ont permis, au cours du dernier quart de siècle, d’explorer des milieux jusqu’alors inconnus, tel le monde sous-marin des fumeurs noirs, à proximité des dorsales océaniques actives. Des idées astucieuses sont à l’origine d’autres investigations, comme le radeau des cimes mis en oeuvre par le botaniste Francis Hallé. Cette plate-forme légère, suspendue à un dirigeable, permet d’accéder facilement à la canopée1 de la forêt tropicale.
Au delà des espèces identifiées, circulent de nombreuses estimations du nombre probable d’espèces présentes aujourd’hui sur Terre, incluant celles non encore découvertes. Les chiffres sont extraordinairement disparates, en l’absence de méthode fiable d’extrapolation à partir de ce qui est connu. 10 millions, 30 millions, 100 millions d’espèces estimées… Face à de tels ordres de grandeur, la biodiversité aujourd’hui connue ne serait que la partie émergée d’un iceberg. On observera que ces estimations sont fréquemment assorties d’autres chiffres, concernant le rythme actuel de disparition d’espèces sous l’effet des activités humaines. Là encore, les affirmations les plus diverses circulent. Combien d’espèces disparues avant même d’avoir été découvertes ? La question possède une charge émotionnelle susceptible de faire réagir une partie de l’opinion, et certains défenseurs de l’environnement l’ont bien compris.
1.3.2. Biodiversité, stabilité et productivité des écosystèmes
Les discours sur la biodiversité ont leurs lieux communs. Le plus répandu peut-être est qu’un écosystème présentant une forte biodiversité est à la fois plus productif et mieux à même de résister aux perturbations de toutes sortes (une tempête au sein d’une forêt par exemple). L’idée est séduisante et facile à faire passer dans le grand public ; l’argument est de poids pour souligner les risques liés à l’érosion de la biodiversité. La réalité est sans doute plus nuancée.
Les relations entre la stabilité des écosystèmes et leur diversité commencent à intéresser les écologues dès les années 1950, plusieurs décennies donc avant que la biodiversité n’occupe le devant de la scène scientifique et médiatique (Blandin, 2009). L’intuition des chercheurs est qu’une plus grande diversité augmenterait la résilience des écosystèmes, c'est-à-dire leur capacité à retrouver un fonctionnement normal après avoir subi une perturbation, en multipliant les « voies de secours » susceptibles d’être empruntés par les flux d’énergie et de nutriments. De nombreux travaux ont été menés sur ce thème, s’appuyant d’une part sur des expérimentations menées sur de petites parcelles homogènes (ce qui pose le problème de l’extrapolation des résultats à des étendues plus vastes), d’autre part sur des modélisations mathématiques.
Or, force est de constater qu’après un demi-siècle de recherches, les avis demeurent partagés. Pour beaucoup d’écologues, il reste difficile d’affirmer qu’une plus grande biodiversité représente, comme on le lit souvent dans les textes de vulgarisation, une « assurance contre les accidents ». On trouverait à la surface du globe des exemples de milieux à faible biodiversité présentant une grande résilience : la forêt boréale de conifères canadienne ou sibérienne, fréquemment monospécifique (c'est-à-dire présentant des peuplements quasiment purs d’une seule espèce d’arbre) se remet finalement fort bien des incendies ou des attaques d’insectes qui la ravagent périodiquement, même si les dégâts sont sur le moment spectaculaires. [F12]
La problématique doit donc être affinée. Au sein d’un écosystème, certaines espèces assurent des fonctions similaires et sont donc, en quelque sorte, substituables. La disparition de l’une ne fragilisera pas forcément l’ensemble. D’autres espèces, en revanche, ont un rôle singulier et essentiel : les écologues parlent d’espèces « clé de voûte ». Ce ne sont pas nécessairement les espèces dominantes par leur biomasse ou le nombre d’individus, mais leur disparition peut déstabiliser profondément l’écosystème. C’est le cas, par exemple, de certains insectes pollinisateurs.
Les mêmes incertitudes portent sur les relations entre biodiversité et productivité, définie comme la vitesse de production de la biomasse1. A priori, l’association de nombreuses plantes en un même lieu paraît à même de garantir une productivité optimale, chaque plante prospectant, par ses racines plus ou moins profondes, un horizon particulier du sol, mobilisant prioritairement tel ou tel nutriment, etc. De fait, des expérimentations menées sur des parcelles agricoles expérimentales ont montré une augmentation globale de la productivité en associant deux espèces plutôt qu’en pratiquant la monoculture de l’une ou de l’autre. C’est particulièrement vrai si l’une des deux plantes appartient à la famille des légumineuses, qui fixent l’azote dans le sol (Gunnel, 2009). Reste à savoir si le supplément de productivité obtenu est susceptible de compenser, pour l’agriculteur, la complexification des tâches et le surcroît de travail au moment du semis ou de la récolte. La réponse ne peut se trouver que dans le calcul du rapport coût/bénéfice.
Comme à propos des relations entre biodiversité et stabilité des écosystèmes, toute généralisation semble hasardeuse. Il existe, à la surface du globe, des exemples d’écosystèmes à haute productivité et pourtant pauvres en espèces, par exemple certaines roselières. D’ailleurs, hors des discours destinés au grand public, les spécialistes font preuve de beaucoup de prudence. Dans un récent guide destiné à accompagner les gestionnaires forestiers dans la mise en œuvre de pratiques favorisant la biodiversité, on lit ainsi (Gosselin et Paillet, 2010) : « Même si la relation entre le nombre d’essences, leurs proportions et le fonctionnement de la forêt n’est pas clairement établie, la présence de plusieurs essences a probablement une influence positive sur la productivité de la forêt. A moyen terme, les peuplements mélangés présentent un risque moindre de dégât généralisé : ravageurs, tempête, accident climatique. Ces résultats sont à nuancer selon les conditions locales (station, topographie) ». On est loin des affirmations catégoriques !
1.3.3. Biodiversité et jugements de valeur
Les discours sur la biodiversité sont loin d’être toujours neutres. Toutes les espèces ne se « valent » pas sur le terrain des représentations.
Certaines bénéficient d’une aura toute particulière, plutôt des mammifères ou oiseaux de grande taille : panda, éléphant, baleine bleue, flamant rose, condor des Andes… Dessins animés, films d’animation, peluches, logos de marques commerciales ou d’associations participent à créer de nouvelles images ou à corriger des anciennes. Qui ne connaît pas le panda du WWF ? Le rat, éternel mal aimé des villes, a vu son image redorée par le succès, en 2007, du film d’animation des studios Pixar, Ratatouille.
« Nuisibles », « mauvaises herbes », les termes sont encore couramment employés par les personnes d’un certain âge, notamment dans les campagnes. [F13]
Les temps ont changé : insectes parasites des cultures sont désormais éliminés chimiquement, ou leur présence tolérée et maîtrisée dans les exploitations d’agriculture biologique. « Nuisibles » et « mauvaises herbes » on disparu des manuels scolaires. Des groupes entiers ont vu leur statut basculer d’ennemis des hommes à celui d’indicateurs de bonne santé des milieux ruraux ou urbains. C’est le cas par exemple des rapaces diurnes et nocturnes, protégés en France depuis 1972. Pourtant, dans les départements français, les préfets continuent de publier chaque année des arrêtés dressant la liste des « nuisibles », en raison de risques pour la santé publique, des dégâts causés aux cultures et des menaces pour le reste de la faune. Figurent notamment parmi ces indésirables : renard, fouine, martre, ragondin, corbeau freux, corneille noire, pie bavarde…
Les discours sur les atteintes à la biodiversité globale n’ont pas fait disparaître les images négatives, et participent même à en recréer d’autres : ainsi, les « plantes invasives », « pestes végétales », présentées (à juste titre souvent mais pas toujours) comme des menaces pour la biodiversité « indigène » (Arnould, 2005). Certains y voient des relents malsains de xénophobie. Et il est des espèces dont le statut ne paraît pas près d’évoluer : qui soutiendra qu’il faut, au nom du respect de la biodiversité, faire cesser les campagnes de démoustication des lagunes languedociennes, entreprises à partir des années 1960 ? A fortiori si les insectes sont suspectés de transmettre bactéries et virus pathogènes, comme le virus du Nil occidental (quelques dizaines de chevaux camarguais touchés en 2000, mais aucun cas humain).
Il arrive que les décisions politiques en matière de gestion de la biodiversité, inspirées par les spécialistes de la question, anticipent sur une évolution des représentations qui reste relativement lente. Au cours des dix dernières années, un peu partout dans les villes françaises, a été promue une gestion différentiée des espaces verts publics : si certains jardins, parcs ou parties de parc continuent de bénéficier d’un entretien régulier, les interventions humaines, notamment la tonte de l’herbe ou l’arrosage, sont ailleurs beaucoup plus limitées. [F14]
Ces mesures s’accompagnent généralement de la plantation d’espèces autochtones, encore présentes dans les campagnes alentours et censées être mieux adaptées aux contraintes climatiques ou pédologiques locales. L’effet est incontestablement positif sur la biodiversité végétale (les plantes herbacées non coupées ont le temps de monter à graine) et animale (herbes hautes et arbustes touffus fournissent abris et lieux de reproduction). De nombreux citadins déplorent pourtant le coté « négligé » de ces nouveaux espaces verts, qui semble par ailleurs favoriser des comportements tels que l’abandon sauvage de déchets. On peut espérer qu’à la faveur de campagnes d’information, les regards sur ces nouvelles « prairies urbaines » changeront dans les prochaines années.
1 La strate supérieure de la forêt.
2 Masse totale des organismes vivants dans un écosystème.