2.2. Biodiversité, agrodiversité et anthropisation
Le terme d’anthropisation désigne la modification des milieux naturels sous l’action de l’homme. Hors les cas discutés de surchasse à la fin du Pléistocène, évoqués ci-dessus, on situe habituellement l’origine de ce processus au Néolithique. Les hommes commencent alors à pratiquer l’agriculture et l’élevage et délaissent les activités de chasse et de cueillette, tout en se sédentarisant. Les premières formes de blé domestiqué remontent à environ 10 000 ans au Proche-Orient. D’autres foyers de néolithisation, plus tardifs, ont été identifiés dans différentes parties du monde : Chine (8500 ans avant le présent), Amérique centrale (entre 9000 et 4000 ans avant le présent), Andes péruviennes (6000 ans avant le présent)… (Mazoyer M. et Roudart L., 2002). A partir de ces quelques points de départ, l’anthropisation est allée globalement croissante au cours de l’histoire humaine, avec des phases d’accélération et de ralentissement, mais aussi parfois des phénomènes de déprise. Biodiversité et agrodiversité en ont été profondément impactées.
2.2.1. Activités humaines et érosion de la biodiversité
Essentiel 2 : Gestion des zones humides dans le sud-ouest de la France
La littérature scientifique et de vulgarisation regorge d’exemples d’espèces disparues au cours des temps historiques, du fait des activités humaines. Les oiseaux occupent une place de choix dans ce triste palmarès. Outre le fameux dodo de l’île Maurice, citons le grand pingouin des eaux arctiques, proie facile à capturer par les chasseurs, disparu en 1844, ou bien le pigeon migrateur (ou tourte voyageuse) nord américain, dont le dernier spécimen s’éteignit dans un zoo en 1914. Dans ce dernier cas, il a suffit de quelques décennies pour qu’une population qui comptait plusieurs milliards d’individus au milieu du XIXe siècle soit réduite à néant : les agriculteurs du centre et de l’est des Etats-Unis, qui considéraient cette espèce comme nuisible, organisaient année après année des concours de tir dans d’immenses nuages d’oiseaux, si compacts que le ciel en était obscurci.
Une large gamme d’actions humaines peuvent être considérées comme responsables, au cours de l’histoire, d’une réduction parfois drastique de la biodiversité. La liste ci-dessous est loin d’être exhaustive.
2.2.1.1. Des prélèvements excessifs
Animaux et plantes sont susceptibles de constituer, pour les sociétés, une ressource renouvelable. S’agissant d’espèces sauvages, prélevées directement dans le milieu « naturel » (chasse, pêche, ramassage, cueillette), la réduction des effectifs commence à partir du moment où les prélèvements dépassent le rythme naturel de reproduction de l’espèce. La ponction se poursuivant et s’accentuant, le processus peut conduire au bout d’un temps plus ou moins long à l’extinction. A moins que ne soit instaurée à temps une régulation des prélèvements, ou bien découverte une ressource de substitution.
La surpêche constitue sans doute, à l’heure actuelle, la meilleure illustration des prélèvements excessifs dans le milieu naturel. La prise de conscience du caractère non inépuisable des stocks de poissons remonte à la première moitié du XXe siècle, et même avant. Néanmoins, force est de constater que les efforts visant à limiter la quantité des prises se sont révélés jusqu’ici peu efficaces. D’un coté, l’instauration laborieuse de quotas de pêche, de l’autre, des subventions publiques accordées à cette activité, au nom du maintien des emplois et de la compétitivité économique. La disparition de la morue des Grands Bancs de Terre Neuve, à la fin du XXe siècle, conséquence de deux siècles de pêche ininterrompue - mais aussi peut-être de changements environnementaux - aurait pu jouer le rôle d’électrochoc. Aujourd’hui pourtant, le thon rouge de Méditerranéen est appelée à connaître le même sort. Face à la raréfaction de nombreuses espèces, les flottes de pêche se tournent aujourd’hui vers des poissons vivant à grande profondeur (pente du plateau continental), à la croissance très lente, comme l’empereur ou le grenadier. Ceux-ci sont à leur tour menacés.
L’exploitation des ressources halieutiques peut être à l’origine de la destruction d’autres espèces que celles recherchées. L’utilisation de filets dérivants est ainsi responsable de la perte d’un nombre important d’oiseaux et de mammifères marins.
2.2.1.2. La destruction des habitats naturels
Elle constitue une menace tant pour la diversité paysagère ou écosystémique que pour la diversité spécifique. La destruction d’habitats d’espèces sauvages s’explique par trois groupes de causes : les défrichements agricoles et les changements de l’agriculture, l’urbanisation, les aménagements touristiques (stations de sports d’hiver, ports de plaisance, etc.). [F19]
Les mutations de l’agriculture européennes au cours du XXe siècle, et particulièrement dans les décennies d’après-guerre, se sont par exemple accompagnées d'une simplification considérable des paysages. De ces campagnes, formatées pour la culture intensive de céréales ou d’oléagineux, ont disparu haies, fossés, mares, prairies humides, bosquets et arbres isolés qui constituaient autant de refuges pour la faune et la flore rurale. Au mieux, ces milieux ne subsistent plus qu’à l’état de reliques. Les opérations de remembrement, destinées à faciliter les évolutions des engins agricoles dans des parcelles de plus grande taille et aux formes plus simples, ont eu raison de dizaines de milliers de kilomètres de haies, en même temps que des nombreux rongeurs et oiseaux qui trouvaient un abri dans l’entrelacs des branches. On estime qu’en France, les haies ont régressé à la vitesse de 45 000 km par an entre 1960 et 1980, un peu moins vite ensuite, alors que des programmes de replantation commençaient à être mis en œuvre (Pointereau, 2001). [F20-1, F20-2]
De même, le drainage des zones humides a eu de graves conséquences. En France, le Marais Poitevin a perdu la moitié de sa surface depuis 1970. Le quasi assèchement de la Mer d’Aral en Asie centrale, lié aux prélèvements pour l’irrigation dans les deux fleuves Amou-Daria et Syr-Daria, s’est soldé par la disparition de la vingtaine d’espèces de poissons endémiques qui peuplaient la mer dans les années 1950.
2.2.1.3. Les pollutions
Tout autant agricole qu’urbaine et industrielle, la pollution est à l’origine de la raréfaction ou de la disparition de nombreuses espèces. Epandus en trop grande quantité sur les terres agricoles, azote et phosphore non utilisés par les plantes se retrouvent dans les cours d’eau et les étangs. S’y ajoutent les phosphates contenus dans les eaux usées urbaines (résidus de lessives). Devenues en quelque sorte trop riches, ces eaux sont affectées par un phénomène d’eutrophisation : des algues se développent rapidement, puis se décomposent, ce qui consomme de l’oxygène. La moindre oxygénation de l’eau est fatale à de nombreux poissons.
Désherbants chimiques et produits phytosanitaires ont eu raison d’une bonne partie de la faune et de la flore sauvage dans les campagnes d’agriculture intensive. Les adventices des champs de céréales, coquelicots ou bleuets, ne sont bien souvent qu’un lointain souvenir, qui survit surtout dans les chansons. La pollution des sols perturbe également les écosystèmes et appauvrit la pédofaune et la pédoflore (faune et flore du sol).
2.2.1.4. Les collectionneurs
Les pays riches participent activement au « pillage » de la faune et de la flore, pour la simple satisfaction de collectionneurs d’animaux et de plantes. Chez les animaux, presque tous les groupes sont concernés : mammifères (primates, félidés), oiseaux (rapaces, perroquets), poissons, reptiles, papillons... Chez les végétaux, plantes rares ou endémiques font l’objet de récoltes souvent clandestines.
Ajoutons que les transports d’animaux ou de végétaux sur de longues distances, dans des conditions souvent précaires, s’accompagnent d’une mortalité importante.
2.2.1.5 Le réchauffement climatique
Considéré comme une évolution d’origine principalement anthropique, le réchauffement climatique est susceptible d’avoir un impact important sur la biodiversité, à l’échelle planétaire ou régionale. Les déplacements de faune et de flore, comme la remontée prévisible, en Europe occidentale, d’espèces méditerranéennes vers des latitudes plus élevées, ne constituent pas en soi un facteur d’appauvrissement de la biodiversité. N’oublions pas que des translations de ce type se sont déjà produites au moment des réchauffements post-glaciaires. En revanche, des espèces étroitement inféodées à des milieux spécifiques, et sans « porte de sortie » possible, sont menacées dans leur existence même. C’est le cas des ours blancs des hautes latitudes, qui voient leur habitat se réduire comme peau de chagrin du fait de la régression de la banquise.
2.2.2. Activités humaines et enrichissement de la biodiversité
Essentiel 4 : Le renouveau de la châtaigne
A la sélection naturelle répond une sélection artificielle, pratiquée par les hommes depuis des millénaires sur les espèces cultivées et les animaux domestiques. C'est du reste en observant ce processus que Darwin eut l'intuition, au XIXe siècle, de la sélection naturelle. En repérant et isolant certains individus remarquables, en pratiquant multiplication végétative (bouturage, marcottage, greffage) ou croisements, agriculteurs et éleveurs ont mis au point au fil des siècles une quantité considérable de variétés et de races. Il y a loin entre les pommes commercialisées sur les marchés et les petits fruits acides de leur ancêtre, le pommier sauvage. De la seule espèce sauvage Rosa gallica, petit rosier à fleurs rose foncé originaire d'Europe centrale et méridionale, les horticulteurs hollandais aux XVIIe et XVIIIe siècle, puis français dans la première moitié du XIXe siècle, produiront plusieurs milliers de variétés différentes, dont près de 90% sont aujourd'hui éteintes (Joyaux F., 2001). [F21-1, F21-2]
Historiquement, ce travail d'amélioration s'est déroulé en deux temps. Il fut longtemps empirique, résultant avant tout des observations fines des paysans dans les prés et les champs. Des qualités très diverses ont pu être recherchées, soit isolément, soit associées les unes aux autres : importance de la production, valeur nutritionnelle, goût, adaptation à tel type de sol, résistance aux parasites, etc. A une époque où la crainte était vive de manquer de nourriture durant la période de soudure, on prêtait une attention particulière aux capacités de conservation, ainsi qu'aux possibilités d'échelonner les récoltes. Au XIXe siècle en Europe, existaient ainsi bien souvent des centaines de variétés différentes d'une même espèce cultivée. Toutes ne présentaient pas, loin s'en faut, un intérêt majeur et certaines étaient même sans doute franchement médiocres. De telles collections se trouvent encore aujourd'hui chez nombre de paysanneries tropicales. On peut ainsi compter, dans certaines îles de la Mélanésie, jusqu'à une centaine de variétés différentes de taro et d'ignames. Chaque ethnie possède son propre cortège de tubercules cultivés, qui font l'objet d'échanges dans le cadre de stratégies d'alliances entre groupes (Bonnemaison, 1995).
A partir de la fin du XIXe siècle en Europe, ce patient travail de sélection va peu à peu échapper aux paysans et être repris par des entreprises spécialisées. L'empirisme va céder la place à des méthodes scientifiques d'hybridation, débouchant sur la mise sur le marché de variétés végétales et de races animales beaucoup plus performantes, sur le plan de la productivité, que leurs homologues anciennes. Souvent plus fragiles et plus exigeantes aussi. Peu à peu émergent des « standards » (races bovines, variétés de riz, de maïs ou de blé) qui finissent par s'imposer à l'échelle internationale. La « révolution verte » dans les pays du Sud, à partir des années 1960, en fera un large usage. A l'échelle non plus des espèces ou des gènes, mais des paysages, l'homme apparaît aussi bien souvent comme un facteur d'enrichissement de la biodiversité. Certes, les effets d'uniformisation sont depuis des décennies clairement perceptibles dans les pays du Nord et aussi, de plus en plus aujourd'hui, dans ceux du Sud : les champs de soja ou de maïs transgénique argentins, brésiliens ou nord-américains se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Il reste cependant nombre de témoins de l'imagination plurimillénaire des hommes en matière agricole, notamment dans ces nombreux paysages associant, selon des modalités diverses, ligneux hauts, ligneux bas et plantes herbacées. Bocages de l'Europe occidentale, coltura promiscua méditerrannéenne, agroforêts tropicales en sont une illustration.[F22]
La coltura promiscua remonte à la Grèce antique : les Grecs semaient les céréales dans l'espace compris entre des rangées d'oliviers ou de vigne. On peut en rencontrer encore de nombreuses variantes dans tous le sud de l'Europe, par exemple en Italie dans la plaine du Pô. La plantation en joualles, dans les plaines de la moyenne Garonne, associait sur une même parcelle rangées de ceps, alignements d'arbres fruitiers et cultures annuelles - céréales ou légumes. L'espace destiné aux cultures annuelles, la cance, était large de 5 à 10 mètres, dimension correspondant au passage d'un attelage de bœufs de labour. Mal adaptées à la mécanisation, beaucoup de ces joualles ont disparu dans la seconde moitié du XXe siècle, avant même les opérations de remembrement (Leterme E. et Lespinasse J.-M., 2008). [F23]
Ces formes d'agriculture, à contre-courant des évolutions survenues au cours du XXe siècle, offrent pourtant de nombreux avantages et méritent d'être reconsidérées : variété et échelonnement des productions réduisant les risques pour l'agriculteur, valeur paysagère souvent remarquable, diversité spécifique liée à la juxtaposition de nombreux habitats différents.
2.2.3. L'homme, redistributeur d'espèces à l'échelle mondiale
Les migrations d'espèces sont bien antérieures à l'action de l'homme. Changements naturels du climat, régressions marines, accidents géologiques ont pu susciter ou favoriser de tels déplacements, avec des conséquences biologiques parfois importantes. La réunion des continents nord et sud-américains ne remonte qu'à 3 millions d'années. Par la passerelle continentale ainsi créée, des espèces nord-américaines migrèrent vers le sud, et dans la compétition qui s'instaura entre les nouveaux arrivants et les espèces autochtones, les premiers l'emportèrent, entraînant la disparition d'une partie des secondes (Lévêque, 2008).
Néanmoins, force est de constater que l'homme fut au cours de l'histoire, et est encore, un formidable redistributeur de cartes dans le domaine de la biodiversité. Les introductions de plantes cultivées sont l'exemple le plus connu. Amérique andine et Amérique centrale constituent des foyers anciens de domestication de nombreuses plantes, que les Européens se chargèrent de disséminer tant dans la zone tempérée et dans d'autres parties de la zone tropicale. Maïs et pomme de terre sont aujourd'hui des composantes importantes des agricultures européennes. Hévéa, cotonnier, cacaoyer, manioc, patate douce, tous d'origine américaine, diffusèrent en Afrique et en Asie méridionale. Loin d'être créditrice, l'Amérique reçu en retour riz, caféier, canne à sucre, etc. Mais la diffusion d'espèces fut et est encore souvent d'ordre involontaire. Pour le meilleur parfois, ou pour le pire lorsque le phylloxera, puceron parasite de la vigne d'origine américaine, débarqua en Europe autour de 1860 et provoqua la plus grave crise qu'ait connu le vignoble du continent. Il faudra plusieurs décennies pour trouver la parade définitive, à savoir le greffage sur des plants de vignes américaines, résistantes à l'insecte.
De façon générale, la mondialisation a crée un contexte éminemment favorable à la diffusion très large, voire planétaire de nombreuses espèces. Les échanges maritimes ont joué un rôle majeur. Les grands navires, par exemple, sont équipés de ballasts, réservoirs susceptibles d'être remplis d'eau de mer, afin d'améliorer leur stabilité. Vidange et remplissage des ballasts dans tous les ports de commerce du monde sont à l'origine de la dissémination d'organismes marins. Le creusement au XIXe siècle du canal de Suez a permis l'irruption en Méditerranée orientale d'espèces originaires de la mer Rouge, dites lessepsiennes. Volontaires ou non, les transferts d'espèces par l'homme sont souvent aujourd'hui dénoncées comme un danger pour la biodiversité. En vérité, ce danger ne concerne que les espèces invasives, capables de modifier le fonctionnement des écosystèmes et pouvant parfois menacer la survie des espèces locales. [F24-1, F24-2]
Mais toutes les espèces introduites ne sont pas des invasives, loin s'en faut : la très grande majorité ne pourraient survivre hors de leur milieu d'origine sans intervention humaine, et certaines participent même à la constitution d'écosystèmes à haute valeur écologique. L. Simon souligne par exemple la richesse floristique des reboisements en pin et épicéas des dunes du nord de la Zélande, au Danemark, avec plus de 100 espèces de champignons inscrites sur la liste rouge danoise des espèces menacées (Simon, 2006).